Comment les nourrissons interprètent-ils les conflits ? Comment le jeune public réagit face aux émotions et vécus « négatifs » ? Quelles sont les conséquences d’évènements traumatiques au cours du développement de l’enfant ? Comment exposer les jeunes spectateurs à la dureté d'une description réaliste de faits historiques ?
À partir de questions communes, le colloque « L’enfant exposé au mal » (6 et 7 octobre 2023 à l’ENS) souhaite poursuivre le dialogue entre recherche scientifique et art cinématographique.
Rencontre avec Klara Kovarski et Victor Chung, chercheurs en sciences cognitives et co-organisateurs du colloque.
« Nous sommes parti.es de questions communes afin de créer un dialogue entre deux mondes, celui de la recherche scientifique et de l’art (ici cinématographique). »
« L’enfant exposé au mal » a pour origine la rencontre de chercheurs en sciences cognitives avec l’association Les Enfants de cinéma et leur intérêt commun pour le sujet des émotions, « central dans [leurs] recherches, mais aussi dans la création cinématographique ainsi que dans l’accompagnement du jeune public. » En 2018, les deux chercheurs commencent à échanger avec Julie Grèzes (responsable de l'équipe cognition sociale au sein du Laboratoire de Neurosciences Cognitives et Computationnelles de l’ENS) et Rocco Mennella (docteur en Sciences Psychologiques) autour du cinéma, de ce qu’il apporte aux spectateurs et spectatrices sur le plan émotionnel, convaincus qu’un dialogue avec les professionnels du cinéma nourrirait leur réflexion scientifique. L’idée se poursuit et donne lieu à deux colloques, l’un organisé en 2019 à l’ENS (« Le Laboratoire des Émotions ») puis l’autre en 2021 au LUX Scène nationale à Valence (« Le Jeune, spectateur, citoyen »). Pour ce nouveau colloque, « L’enfant exposé au mal », les chercheurs souhaitaient revenir « sur la façon dont les plus jeunes (nourrissons, enfants, adolescents) réagissent au mal au sens large, c’est-à-dire aux situations difficiles auxquelles ils peuvent être confrontés, au cinéma comme en dehors. »
La thématique du rapport de l’enfant au « mal » permet aux chercheuses et chercheurs d’aborder une diversité de questions et qui font l’objet de recherches scientifiques : comment les nourrissons interprètent-ils les conflits ? Quelles sont les conséquences d’évènements traumatiques au cours du développement de l’enfant ? Comment les individus réagissent-ils à l’exclusion sociale ?
En croisant les thèmes abordés par les deux précédents colloques, celui des émotions et celui du développement des enfants et des adolescents, les chercheuses et chercheurs ont adopté une approche développementale, en invitant des spécialistes de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent, ainsi que des experts du cinéma, qui réfléchiront à comment le jeune public réagit face aux émotions et aux vécus « négatifs » ( tristesse, colère, guerre, suicide), et à comment les petits et les jeunes perçoivent et intègrent ces informations. Ces interventions mettront également en lumière des questions sur le rapport de l’enfant à l’image et sur le cinéma à travers des cas concrets : comment les films capturent cette complexité du rapport de l’enfant au « mal » ? À quoi renvoie concrètement l’idée de ne pas exposer les enfants à des films qui ne leur conviendraient pas ? Victor Chung précise ici que « ce va-et-vient entre cinéma et sciences cognitives est au cœur du colloque. »
Son travail de chercheur sur les émotions est d’ailleurs en partie inspiré de sa passion du cinéma en tant que spectateur, même si « les films ne servent pas seulement d’illustrations à la recherche scientifique mais permettent de questionner [nos] représentations collectives, [notre] façon de percevoir les enfants…. Et sont, en ce sens, de formidables sujets de réflexion car ils font partie de notre quotidien et sont souvent l’objet de débats concernant leur influence sur les enfants. » Toutefois, pour les deux chercheurs, l’objectif du colloque n’est pas tant d’apporter des réponses définitives à ces débats de société que de mettre en perspective leurs connaissances académiques du cinéma et de la psychologie de l’enfant, avec une sensibilité pour l’éducation à l’image et les potentiels apports d’un dialogue interdisciplinaire. Il s’agit avant tout de comprendre comment les techniques cinématographiques existantes interrogent et enrichissent la connaissance actuelle des émotions. Car même si en tant que chercheurs et chercheuses en neurosciences affectives, ils sont considérés comme « des experts des émotions », Klara reconnaît volontiers qu’en tant que spectatrice elle est « constamment émerveillée par la capacité des professionnel.les du cinéma de créer et de travailler la palette des émotions. »
Cela fait déjà plusieurs années que Klara Kovarski s’intéresse aux émotions, en collaborant et en échangeant régulièrement avec l’équipe de Julie Grèzes. Maîtresse de conférences en psychologie de l’enfant à Sorbonne Université - INSPE, elle mène ses recherches au sein du LaPsyDÉ, le Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant. Elle s’intéresse principalement aux aspects développementaux des émotions, chez les enfants et adultes qui ont un développement typique, mais aussi chez les personnes autistes. Avec ses collègues, ils ont notamment étudié les réponses cérébrales évoquées par la présentation de visages présentant des expressions émotionnelles. « Plus récemment, nous avons publié un article avec Marco Sperduti (Kovarski et al, 2022, Scientific Reports) qui montre comment le type de montage cinématographique peut affecter la perception du temps. » La chercheuse nous indique que le cinéma et les vidéos complexes ont commencé à être utilisés comme matériel expérimental depuis relativement peu de temps, et si des recherches menées chez les adultes ont été publiées ces dernières années, très peu d’études en revanche sont disponibles en psychologie et en neurosciences sur les effets chez les plus jeunes.
Dans les émotions qui couvrent un vaste axe de recherche et dont leur perception, compréhension, expression et apprentissage évoluent au cours du développement, le visage et la voix jouent un rôle crucial dès la naissance. La chercheuse cite en exemple une étude dirigée par Olivier Pascalis (Bayet et al, Proc Biol Sci), chercheur intervenu au colloque en 2021, où « on observe déjà chez les nourrissons de trois mois et demi un avantage dans la détection des visages exprimant la peur, comparés aux visages souriants. Avec les mois, puis les années, les humains apprennent jusqu’à l’âge adulte une vaste palette de compétences émotionnelles cruciales dans le développement cognitif et socio-affectif. Dans certains cas, comme celui de l’autisme et des troubles neurodéveloppementaux, le développement de ces compétences s’avère atypique, et dans d’autre cas, certains contextes affectent le développement (par exemples les traumatismes ou l’exposition aux injustices), des thèmes qui seront présentés par les intervenant.es du colloque ».
Au sein de l’équipe « Cognition sociale » dirigée par Julie Grèzes, Victor Chung et ses collègues collectent essentiellement des données chez des adultes âgés de plus de 18 ans. Certaines des recherches menées au sein de l’équipe portent par exemple sur les troubles tels que la dépression, ou sur la façon dont la perception d’émotions négatives, comme la colère ou la peur, influence notre comportement. « Dans mes recherches supervisées par Julie Grèzes et Elisabeth Pacherie (Institut Jean-Nicod), nous montrons de courts extraits de films sélectionnés pour susciter différentes émotions, nous mesurons leurs manifestations physiologiques (par exemple, les battements du cœur) et nous interrogeons les individus sur leur ressenti. Cela nous permet de mieux comprendre comment ces différentes facettes de l’émotion varient à la fois au sein de chaque individu et à l’échelle du groupe. »
Est-ce que ces résultats de recherches servent déjà à l’apprentissage actuel ? Est-ce qu’ils peuvent être utilisés pour accompagner le développement de l’enfant et de l’adolescent ? Klara Kovarski nous explique que les études ne sont pas utilisées individuellement, mais qu’en revanche, l’ensemble des recherches et la réplication de résultats peuvent être utilisés pour accompagner le développement de l’enfant et de l’adolescent, tant dans le domaine de la santé (avec des populations présentant des troubles par exemple) que celui de l’éducation. C’est ainsi que son laboratoire s’intéresse à favoriser les liens bidirectionnels entre recherche scientifique (en laboratoire) et école. C’est par exemple le cas des recherches en psychologie du développement qui aident « à mieux comprendre les compétences socio-émotionnelles des jeunes et ainsi soutenir et collaborer avec les enseignants et les écoles. »
Votre première émotion au cinéma ?
Victor Chung : Mon plus vieux souvenir au cinéma remonte à la projection du film Mon Voisin Totoro lorsque j’avais 4 ou 5 ans. Je me souviens justement d’avoir été très triste lors de certains passages du film qui montrent les problèmes de santé de la mère des deux jeunes héroïnes. Mais aussi d’avoir été émerveillé par l’idée de me balader avec les créatures fantastiques du film. Tout ça, le temps d’un film !
Klara Kovarski : Bonne question ! Je ne suis pas sûre d’avoir le souvenir d’un film en particulier, mais plutôt du sentiment de liberté lorsque je choisissais un film ou dessin animé à regarder avec ma sœur. C’est donc la liberté de choisir quelles émotions éprouver qui a marqué une passion qui m’est restée.
► « L'enfant exposé au mal - Dialogue entre sciences cognitives et cinéma » - Colloque à l'ENS - 6 et 7 octobre 2023
Un événement organisé par Les Enfants de cinéma, Klara Kovarski (Laboratoire de Psychologie de l’Enfant et de l’Éducation, Sorbonne Université), Victor Chung et Julie Grèzes (Laboratoire de Neurosciences Cognitives et Computationnelles, ENS-PSL),et Rocco Mennella (Laboratoire sur les interactions cognition, action, émotion, Université Paris Nanterre).